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Cesare Di Lenardo, Dénonce , Padoue, 28 février 1982

samedi 26 mars 2022

Témoigne sur la torture subie par les personnes impliquées dans l’enlèvement du Général Dozier

 

Cesare Di Lenardo, Dénonce , Padoue, 28 février 1982

Au magistrat Guido Papalia, substitut du procureur de la République, au président du Tribunal qui célébrera le procès pour le kidnapping du général Dozier, aux éventuelles autorités compétentes.

Je, soussigné Cerare Di Lenardo, déclare et dénonce ce qui suit. Suite à la plainte déjà présentée au substitut du procureur Guido Papalia, à ma première rencontre avec lui, le 2 février 1982, comme pré-annoncé déjà annoncé à cette occasion je précise la description du traitement ou mieux des maltraitances, sévices et tortures auxquels j’ai été soumis dans les jours qui ont immédiatement suivi mon arrestation le 28 janvier 1982 dans l’appartement de la Via Pindemonte à Padoue, où était retenu prisonnier ( en lui garantissant un traitement digne) et soumis à un procès prolétarien pour sa responsabilité dans la multinationale impérialiste qui opprime le prolétariat international, le général USA James Lee Dozier du Quartier Général de l’OTAN pour la force terrestre du sud de l’Europe.

La description fait référence à la période qui va du moment de ma capture, le matin du 28, au mati du 1er février. J’ai reçu à plusieurs reprises des décharges électriques sur les organes génitaux, le pénis et divers points du bassin.

Les décharges étaient prolongées, pratiquées rythmiquement avec un instrument adapté pouvant varier l’intensité. Je crois que la tension est inférieure à 220. M’ont été pratiquées plusieurs fois des brûlures à la manière de l’extinction des cigarettes, mais que je crois causées par des outils spéciaux placés sur le bassin, dans la région pubienne sur les mains sur le dos des celles-ci et entre les doigts. M’ont été pratiquées plusieurs fois des percussions sur les plantes des pieds en m’obligeant dos au sol (malgré la difficulté pour les mains menottées derrière le dos) les jambes relevées de façon à avoir les mollets sur une chaise, un tortionnaire assis dessus. La percussion était systématique du haut vers le bas et vice versa pendant longtemps et par vagues d’environ une soixantaine de coups à la fois pendant lesquels les tortionnaires se relayaient. Les coups étaient pratiqués avec une espèce de baguette d’un matériau légèrement flexible. En même temps m’étaient pratiqués des coups dans les côtes avec des chaussures militaires. M’a été plusieurs fois pratiqué l’écrasement de la tête forcée dans la position d’un côté au sol sur le carrelage et la chaussure militaire du tortionnaire de l’autre côté. Le tortionnaire montait avec le poids de son corps en augmentant et diminuant la pression, faisant, lui, une sorte de flexion. En dehors de cela, je dois dire que les coups sur la tête m’ont été pratiqués presque toujours avec les mains ou en me cognant la tête contre les murs en la tenant par les cheveux ou le cou ; sauf dans l’épisode que j’appellerai le "l’exécution" ou deux ou trois épisodes similaires où la tête, le menton et au cou j’ai été frappé par des coups de pied et les canons des pistolets et mitraillettes. m’a été à plusieurs fois pratiqué la mutilation des mollets et des cuisses avec des lames de rasoir ou des instruments équivalents. Je décris maintenant l’épisode de "l’exécution" mot utilisé par les tortionnaires. Cela s’est produit le quatrième jour et nécessite un récit plus détaillé. Déjà précédemment j’avais été menacé de mort et battu au visage, au menton ou dans le cou avec des armes.

Dans cet épisode, j’ai d’abord été prévenu qu’après huit heures, si je ne "parlais" pas et ne "collaborais pas avec les autorités", je serais fusillé. On m’a dit que ma capture n’avait pas été rendue publique, que j’étais clandestin depuis un certain temps mais mon appartenance au BR, déjà connue d’eux n’avait pas été rendue publique et donc pour eux "je pouvais très bien disparaître". Puis la chose s’est répétée en me disant qu’il restait cinq heures, puis trois, puis une demi-heure. Dans chacun de ces avertissements, il y avait une séance de coups et de torture de la manière que j’ai décrite. Puis, après la dernière séance particulièrement violente, (la dernière évoquée avant le départ), j’ai été attachée aux mains avec des chiffons après que les menottes aient été retirées et appliquées sur mes pieds.

Toujours bandé, on m’a placé un bandage très serré sous le nez jusqu’au milieu de la bouche qui n’avait d’autre fonction que de préparer, avec l’inévitable déchiquetage de la muqueuse de la bouche en contact étroit avec les dents supérieures, au traitement consécutif à l’épisode de la « fusillade » que j’appellerai pour plus de clarté « algérien », étant un type de torture très similaire à celle pratiquée par les Français contre les révolutionnaires algériens il y a deux décennies. Après avoir placé le pansement décrit, j’ai été transporté comme un poids mort dans le coffre arrière d’une voiture et ici enfermé. Dans ce dernier, j’ai été transporté pendant environ une demi-heure ou trois quarts d’heure sur des routes goudronnées puis sur des routes de campagne. À mon arrivée, j’ai été traîné par les mains, me grattant les pieds nus, pendant un moment. J’ai pu toucher l’herbe et la terre. C’est alors que mes "kidnappeurs" comme ils se définissaient eux-mêmes, ont mis en scène la fusillade avec menaces connexes de jeter le futur cadavre dans de la chaux vive. Il y a eu encore un autre passage à tabac avec des armes et je crois que la blessure que j’ai subie au nez est attribuable à ce passage à tabac, particulier. Puis on m’a tiré dessus. Une fois de plus battu, j’ai été chargé dans le même coffre de voiture et emmené pendant une période de temps plus ou moins égale à la précédente. J’ai donc été ramené à la base de départ. M’a également été pratiqué plusieurs fois l’écrasement des yeux bandés vers l’intérieur avec les doigts des tortionnaires. On m’a également administré par voie orale un liquide qui avait un goût très similaire au médicament Hydergina Sandoz. Parmi les petites spécialités je signale aussi l’arrachage de barbe et de cheveux à certains endroits. Pendant les quatre jours du traitement de torture, je n’ai pas été autorisé à dormir et j’ai été forcé de ne pas me détendre par des gardiens spéciaux qui me battaient dans les intervalles entre une séance et l’autre si je changeais même la moindre position ou s’il leur semblait que j’étais près à m’endormir. Dans l’intervalle d’une séance à l’autre, j’étais d’abord laissé au sol ; plus tard sur une chaise et plus tard sur un lit de camp. Pendant les quatre jours, à l’exception de la première période ou de l’épisode de la "fusillade" ou "Algérienne", je suis resté attaché avec des menottes au dos et dans un intervalle avec une menotte attachée au bois du lit ainsi qu’au poignet . Après chaque séance, ou presque, je restais seul avec le "bon" tortionnaire qui, après avoir assisté à la séance, feignant peut-être d’essayer de retenir ses collaborateurs, expliquait dans les intervalles qu’il était contre ces méthodes qu’il qualifiait de barbares mais qu’il ne pouvait faire rien d’autre que de me conseiller de "coopérer" et, m’a-t-il assuré, le traitement aurait cessé.

Maintenant « dulcis in fundo » je décrirai la torture que j’ai qualifiée d’« algérienne » telle qu’elle m’a été pratiquée. J’ai été emmené, partiellement déshabillé, forcé de m’allonger sur une table de type table de cuisine. J’étais attaché par les pieds à deux pieds de la table d’un côté et les bras à deux pieds de l’autre. Pour expliquer la position, je précise que les jambes étaient fléchies, le bord de la table correspondait aux genoux, les cuisses étaient sur la table et les mollets adhéraient aux pieds de la table ; les bras, au contraire, étaient tous attachés aux deux pieds de la table ; le cou et la tête dépassaient et pendaient d’un côté. Les bras et les jambes étaient attachés à la table par des liens fermement serrés et légèrement élastiques. Je continue d’avoir les yeux bandés. Après les habituelles propositions de collaboration et les habituels coups préliminaires, la bouche m’a été remplie de sel. Mon nez était bouché par un tortionnaire tandis que ma tête était maintenue en place par mes cheveux. J’ai été forcé d’avaler du sel et ma bouche s’est remplie. C’est alors que j’ai compris la fonction du bandage serré sous le nez en correspondance avec la dentition supérieure que j’ai décrite : le sel, au contact des plaies internes, provoquait une forte brûlure et une sensation de gonflement général de la bouche et de la gorge. À ce moment-là, j’ai été obligé d’avaler des litres et des litres d’eau (avaler est un terme imprécis dans ce cas car il suppose un contrôle par le buveur du rythme et de la quantité de liquide qu’il ingère, ce qui, dans le cas que je décris, m’était empêché) qui, à en juger par la quantité et le rythme et par ce que j’ai pu voir plus tard à la fin de cette séance, m’a été versé à partir de gros contenants comme des poubelles, en plastique. Les tortionnaires ont fait preuve d’une grande habileté à rythmer, selon eux bien sûr, les temps de « boire » avec ceux de « respirer », ainsi que en provoquant manuellement le mouvement de la langue, ce qui m’aurait permis de réguler les ’boires et les ’respirations’, à leur gré. Pendant le versement de l’eau, ma bouche a été maintenue ouverte manuellement par les tortionnaires. Pendant ce traitement qui a évidemment causé des sensations d’étouffement, de noyade, des difficultés respiratoires considérables et des contorsions désespérées de ma part, pendant tout cela, j’ai reçu beaucoup de coups sur les hanches.

Ce traitement a eu lieu pendant une durée très longue, de l’ordre de quelques heures, avec des intervalles très courts. Dans la dernière partie du traitement, à un moment où je ne pouvais plus respirer, j’ai eu le nez bouché et de l’eau m’a été introduite, j’ai eu une sorte de forte compression interne et à ce moment-là j’ai ressenti une douleur soudaine et aiguë dans la tête, que dans un second instant je localisai dans l’oreille gauche. À l’intervalle suivant, en plus de sursauter (je pense que j’ai eu une une crise de nerfs ou quelque chose de similaire parce que tout le corps vibrait et sautait assis sur la table - on m’avait retiré les liens des mains - complètement indépendant de mon contrôle et ma volonté ; en tout cas, j’étais pleinement conscient de ce qui se passait autour de moi et, ayant été pendant un certain temps libéré du bandage, j’ai pu avoir une vue d’ensemble de cette chambre de torture et des tortionnaires - de quinze à vingt qui avaient le visage recouvert de cagoules et sous-casques ) je souffrais d’une douleur très aiguë à l’oreille gauche d’où sortait un liquide qui est vite apparu mélangé à du sang qui est progressivement devenu dominant par rapport au liquide.

À ce moment-là, j’ai été ré-habillé et ramené au lit de camps. J’ai été de nouveau et définitivement libéré du bandage et obligé de boire du thé. Mes mains étaient menottées devant et non plus derrière et depuis ce moment jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas subi d’autres traitements de ce genre.

Jusqu’à l’après-midi du 2 février, je ne pouvais pas me tenir debout et quand je devais me déplacer, je devais être traîné et soutenu par deux gardes. D’après toute une série de considérations, de données et de faits, que je saurai sans aucun doute expliquer et prouver, si et quand l’Autorité compétente le jugera opportun, je crois que tous les mauvais traitements, sévices et tortures auxquels j’ai été soumis après ma capture, ont eu lieu à l’intérieur (à l’exception de l’épisode de la « fusillade ») des locaux de la caserne de police « Ilardi », siège du deuxième détachement CRS, situé rue Acquapendente à Padoue.
Confiant que justice sera faite, en attendant.

Suivant : CESARE DI LENARDO, PROCÈS-VERBAL D’INFORMATION SOMMAIRE, CUNEO, 16 AVRIL 1982.